Sur les onze chansons du dernier album de Matoub Lounès, six ont trait à la thématique sentimentale.
Un mois avant son assassinat nous l'avons croisé près du "Bâtiment bleu" à Tizi Ouzou où il avait l'habitude de rôder. Sachant que la parution de son nouveau produit était imminente, nous lui avons posé plusieurs questions à ce sujet. Après avoir rappelé qu'il y avait, dans sa nouvelle production, une reprise de la musique de l'hymne national, il a insisté sur le fait que cette fois il a consacré six chansons sur les onze à l'amour. Matoub nous a déclaré à l'occasion : "Cette fois-ci, je n'ai pas fait que chanter, mes tripes ont parlé". Pourtant, il avait déjà fait usage de cette phrase une année auparavant en nous présentant son avant-dernier album. En évoquant ces chansons, il n'a pas manqué de faire un saut en arrière. Il fit le lien avec d'anciens poèmes composés huit années auparavant. Il voulait sans doute dire que ces nouvelles chansons ne sont que la suite.
Dans son album posthume, Matoub, en plus des innovations sur les plans des textes, de la musique et de l'interprétation a apporté du nouveau. Il chante un nouvel amour.
Mais il dénigre, en même temps, l'ancien amour. À travers les chansons, il tente de prouver que dans la vie, on n'agit pas comme dans les mathématiques où les règles ne changent jamais même avec le changement des données. Matoub croit avoir aimé et c'est lui qui le dit dans la chanson Ur shisif ara. Il avoue s'être trompé, mais en même temps, il affirme ne rien regretter, car au bout de l'attente, la longue attente, il a pu croiser le vrai, le grand amour :
Nwigh heml egh zik ghel degh
Sqabgh lebghiw
Uliw sel hir is serhagh
Yet's wachrew yezwi
Ghef temgher dalegh
Seg gremjegh temziw
Imi ken kesbegh
Ndama ur telli
Cette belle chanson est entièrement réservée à la nouvelle "conquête" du cœur du poète. Ce dernier, avec une sincérité qui n'obéit guère aux normes établies dans la société kabyle, s'adresse à celle qui a su et pu ramener l'espoir, le goût à la vie celle qui est la destinée (Nsib), celle qui sait tendre l'oreille pour écouter les secrets et les confidences (Ghe ghurem ig reked ser iw) , celle avec laquelle le fardeau de la vie devient léger et supportable.
Cette chanson est constituée de quatre couplets et d'un refrain. Les trois premiers couplets parlent de la nouvelle relation amoureuse du Rebelle. Quant au quatrième, il demeure énigmatique. Matoub saute de l'amour à tout un autre thème : la mort. A-t-il senti que son idylle n'allait pas faire long feu ? Avait-il un pressentiment ? Avait-il la prémonition que la relation n'allait pas boucler une année ? En tout cas les huit derniers vers de ce poème, sont, on ne peut plus édifiants :
Ad ner nnuba iliser
lahzen asnec fu
atas bwid ur neder
nergha ate newâu agh dezren neker jefsegh
dâwesu zigh mazal nenger aditedu u menzu
On pouvait interpréter différemment les vers. La chanson "Nezga" est un peu la suite de "ur shisifara". Matoub après le retour de l'amour, se permet de rêver que les beaux jours sont encore permis, que le bonheur qu'engendre l'amour est aussi accessible, à portée de la main. Dans ce texte, il ne manque pas de faire un clin d'œil à son ancienne compagne, qu'il ne culpabilise pas, contrairement à ce qu'il exprime dans "Ayen Ayen". Dans nezga, il semble assumer l'entière responsabilité de ce qui est advenu de cet amour ancien et vieillissant. Il donne, dans ce poème un autre sens à la relation amoureuse. Celui qu'il veut désormais partager avec la nouvelle élue de son cœur. Cet amour est celui du partage du pire. Cet amour est celui qui a la force de transformer les pires difficultés en de belles mélodies. Celui qui permet de supporter toutes les endurances de la vie sans provoquer la rupture. Cette même rupture qui a jeté un voile pendant dix ans sur un cœur qui a failli tarir, n'eut été l'arrivée de la femme providentielle :
nezmzer iwurfan del khiq
nezmer as idiq
nezmer iyal del mehna
taluft negh da cchewiq
tetsara duhdiw
bnadem ur neâa tassa
ur yeghreq ur yetseârik
litsaâ negh didiq
leqrar n'tayri lebda
Dans le même album, Matoub a composé une chanson un peu spéciale. Yehwayam est en réalité un texte anti-conformiste. Matoub y dénonce énergiquement la soumission de la femme. Il donne sa propre définition à l'amour. L'amour c'est d'abord et avant tout d'avoir la latitude et la liberté de choisir. Le titre de cette chanson (Yeh wayam) est provocateur. Il a le sens d'un défi, celui que doit relever la femme. Cette dernière, selon les paroles de Matoub, doit se libérer. Elle doit avoir accès au savoir et à la science.
En composant une telle chanson, Matoub s'en prend aux tabous de notre société, mais il prend le soin d'avertir qu'il ne méprise pas les traditions de ses ancêtres. Ce qu'il faudrait, suggère-t-il, c'est de se débarrasser des mauvais carcans. De ne préserver des traditions séculaires que ce qui peut être positif à la vie.
Le poète estime aberrant de s'en prendre à une femme, rien que parce qu'elle prend son destin en main et vit tel que sa conscience la lui dicte. Matoub estime qu'on ne peut évaluer l'amour sans avoir au préalable goûté à ses tourments. Il plaide la tolérance, le pardon et la compréhension. Car sans ces trois critères, il est impossible de former une société où l'amour puisse être accessible. Cette chanson est une plaidoirie pour l'émancipation de la femme.
Matoub refuse que la femme demeure prisonnière entre quatre murs à attendre le premier venu, lui prendre la main et la mener dans les serres d'un obscur destin qui fera d'elle "une victime expiatoire". Le défi de ce poète se résume ainsi :
"On colporte ton inconduite
Tu aurais connu bien d'autres avant moi
Et folâtré partout
Avant que mon cœur t'adopte
Ton passé, je l'endosse
Et j'en pardonne les écarts
Parce que tu n'as apporté ta lumière
Tu as bien fait
d'avoir brisé tant de tabous
Quant au reste, je suis là pour l'assumer".
"Ayen Ayen" aurait pu être rebâptisée"
"À la recherche du temps perdu" tant en son contenu rappelle étrangement le célèbre roman de Marcel Proust, Le temps perdu. Ce sont d'abord ces sept années de calvaire, puis les dix années de traversée du désert. De tous les poèmes de Matoub, celui-ci est le plus acerbe. Le poète semble se réveiller d'un profond cauchemar. Il a l'air de revenir de loin après avoir longtemps été hypnotisé. Ayen Ayen est une œuvre capitale dans son répertoire. Ce texte semble être une réplique à tout ce que Matoub Lounès avait composé auparavant. Matoub y décrit ses peines passées. Dans "Ayen Ayen", il s'adresse à la femme qu'il avait cru avoir aimé, celle qui a empêché le soleil de faire parvenir sa lumière, celle qui a été la cause de son déclin, celle qui l'a jeté dans une fosse, celle qui l'a cramé comme une poterie, celle qui a fait fuir santé et biens… Et de conclure par une citation du terroir kabyle : "Si ton frère a un meilleur verger, défriche et greffe pour l'égaler, s'il possède une belle maison, construite en faïence ornée, mais si son épouse est meilleure, tu ne peux rien faire pour l'égaler".
En dépit de toute la cruauté qui se dégage de ce poème, on ne peut occulter deux petits vers, lesquels contredisent en quelque sorte tout le reste. Ces derniers confirment que le poète en est toujours amoureux, mais il veut oublier et pour oublier, il lui faut des subterfuges
"Des peines que tu m'a infligées
J'accepte même le pique-œil
Mon cœur, las ne rêve plus
Chiffe molle il est devenu
Comme une poterie, tu m'as cramé
Dépecé, ma chair se cloque
Les yeux pochés et disgracieux
Santé et biens m'ont quitté
Pourquoi, pourquoi ?"
Dans "Ifut lawan", Matoub conclut qu'il n'a rien oublié. Dans ce texte, le Rebelle affirme qu'il ne peut croire à la fin, que les cœurs doivent se séparer :
"Tu as été la joie de mes nuits
Etoile du firmament
Je te couvais et te couvais
Ah ! Conte-moi donc
Comment était ces journées
J'en suis toujours nostalgique
Car en moi rien ne subsiste
Mes jours s'amenuisent
Je me sais incurable"
Dans ce texte, Lounès accable son ex-partenaire d'une avalanche de reproches. Ce poème est plein d'images, mais Matoub se montre impitoyable dans son jugement.
Il la compare à l'ogresse (Teryel). Cette fois-ci, il laisse parler son cœur. Lui, il ne fait que répercuter le cri de ce cœur déchiré mais guère meurtri, puisqu'il bat toujours.
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