MATOUB LOUNES

 

 

 
Lounès Matoub, plus communément appelé Matoub Lounès, est un chanteur-auteur-compositeur et poète kabyle, connu pour son engagement dans la revendication identitaire amazigh. Il fut assassiné le 25 juin 1998 en Kabylie. Officiellement, cet assassinat est attribué au GIA mais sa famille et l'ensemble des kabyles accusent le pouvoir algérien de l'avoir assassiné.
Sa mort lui donne un statut de martyr pour les nationalistes et militants kabyles qui estiment que les droits qui leur sont accordés sont insuffisants. De nombreux faux-mythes tournent et sont toujours d'actualité autour du culte de la personnalité qui lui est voué. 

Enfance

C'est en pleine guerre d'Algérie que naît le 24 janvier 1956, Lounès Matoub, au sein d'une famille très modeste du village Taourirt Moussa Ouamar, en Kabylie.
Son père était parti dès 1946 en France afin de subvenir aux besoins de sa famille. Ainsi, Lounès est élevé par sa grand-mère et par sa mère Aldjia pour qui il éprouve un grand attachement, son père étant absent.

C'est en écoutant sa mère fredonner des chants traditionnels aussi bien lors de veillées d'hiver que lors du travail dans les champs qu'il devine sa vocation. À l'âge de 9 ans, il fabrique sa première guitare à partir d'un bidon d'huile de moteur vide et de fils de pêche, et réussi à jouer un air très populaire à l'époque en Kabylie: ''A madame servi latay (Madame, sers-moi le thé) ''.

Il rentre à l'école de son village en 1961 (l'une des plus vieilles écoles de Kabylie, construite à la fin du 19ème siècle). Mais Lounès était un enfant bavard et turbulent. Cela lui vaudra d'être exclu de l'école plusieurs fois.

Il avait également fait de l'école buissonnière, un art de vivre. L'école était pour lui une prison et il préférait de loin être dehors à poser des pièges ou à regarder les femmes travailler dans les champs. Malgré cela, Lounès garde un très bon souvenir des pères blancs qu'il appréciait autant qu'il les respectait. Matoub sera notamment très marqué par un livre dans lequel on parlait de Jugurtha, enchaîné puis emmené de force à Rome. Il dira à ce propos: « Pourquoi ce roi berbère, dont nous sommes les descendants, avait-il pu ainsi être humilié ? J'ai ressenti à ce moment un profond sentiment d'injustice, une blessure presque personnelle. Ces émotions, ces interrogations je les dois, il faut le souligner, aux père blancs. Aujourd'hui, je suis persuadé qu'ils ont joué un rôle actif dans ma prise de conscience identitaire. Non seulement la mienne, mais aussi celle de nombreux enfants de ma génération, ceux qui ont eu la possibilité de suivre leur enseignement. C'est sans doute grâce à eux que j'ai pris conscience de la profondeur de mes racines kabyles. ».

Après l'indépendance, Matoub vit comme une trahison l'arabisation de l'enseignement dispensé par l'école algérienne au dépend du Berbère. Il éprouve dès lors un rejet catégorique de la langue arabe. Finalement, il quitte l'école et devient autodidacte.

Selon lui, le meilleure enseignement qu'il reçu lui vient de sa mère et de sa grand-mère, son enfance ayant été accompagnée de berceuses, de contes, de poèmes, de chansons, de devinettes et de proverbes kabyles d'une très grande richesse.

Les débuts dans la chanson

Lounès a appris la musique par lui-même. D'ailleurs, il disait : « Je n'ai jamais étudié ni la musique ni l'harmonie. Même lors des galas, je n'ai ni partition, ni pupitre, rien. J'ai toujours travaillé à l'oreille et j'ai acquis cette oreille musicale en écoutant les anciens, en assistant aux veillés funèbres, là où les chants sont absolument superbes, de véritables chœurs liturgiques. [...] Et même si je n'ai aucune notion de musique au sens académique du terme, je sais parfaitement quand quelqu'un joue ou chante faux, ou quand mon mandole est désaccordé. C'est, chez moi, une question d'instinct. Même en matière de musique, je suis anticonformiste, rebelle au carcan des règles et des lois. Et puisque cela fonctionne ainsi, pourquoi se poser des questions ? ».

En 1972, le père de Lounès rentre en Algérie et lui offre un mandole qu'il lui avait acheté à Paris. C'était pour lui le plus beau des cadeaux. Mais un an après, il mise son mandole dans une partie de poker qu'il perd. Finalement, il se rachète une guitare puis commence à chanter à des fêtes et des mariages.

En 1975, Lounès Matoub est appelé sous les drapeaux à Oran. Il gardera de ces deux années, de très mauvais souvenirs.

En 1978, il débarque en France. Il anime des soirées dans des cafés très fréquentés par la communauté émigrée Kabyle et c'est là qu'il y rencontre le chanteur Idir qui l'aide à enregistrer, à 22 ans, un premier album, ''Ay izem (Ô lion)'', qui remporte un succès phénoménal et fait de lui le plus grand espoir de la chanson Kabyle.

Son répertoire se politise en 1980 avec les évènements de Tafsut Imazighen. En guise de solidarité avec les manifestants de Kabylie, Matoub (alors en France) monte sur la scène de l'Olympia habillé d'un treillis militaire, considérant que la Kabylie était en "guerre". Il fera salle comble plusieurs jours durant.

Contraint de suivre les événements depuis la France mais ne pouvant rester insensible aux événements en Kabylie, il manifeste devant l'ambassade d'Algérie à Paris avec quelques militants kabyles. La manifestation tourne court: Lounès est embarqué par la police et est enfermé dans une cellule minuscule en compagnie de ses camarades. Depuis, Lounès Matoub a toujours participé aux célébrations du printemps berbère où il anima plusieurs galas.

Dès lors, il pose le problème de la revendication amazigh, de la démocratie, des droits de l'homme et de la liberté d'expression. En 1981, sa chanson ''Yeḥzen Lwad Aεisi (Oued Aissi en deuil)'' retrace les évènements qui se sont produits: la jeunesse la considèrera longtemps comme son hymne. Il sera interdit d'antenne et ne passera jamais dans les médias algériens.

La tentative d'assassinat

Lors des émeutes d'octobre 1988, alors que Matoub accompagne en voiture deux étudiants vers Ain El Hammam pour distribuer des tracts appelant la population au calme et à deux journées de grève en solidarité avec les manifestants d'Alger, il est intercepté par des gendarmes qui le suivaient. Après avoir passé les menottes aux deux étudiants, l'un des gendarmes ouvre le feu. Matoub s'écroule, criblé de 5 balles de kalachnikov tirées à bout portant. Matoub en réchappe miraculeusement mais au prix de 17 interventions chirurgicales, de 2 années d'hospitalisation, d'un rétrécissement de sa jambe droite de 5 centimètres (le chirurgien à Alger n'ayant pas tenu compte du morceau d'os happé par la balle, a ressoudé os contre os son fémur) et d'un handicap à vie.

D'abord empêchée par les autorités algériennes, l'évacuation de Matoub vers la France a lieu le 29 mars 1989. Il y reçoit les meilleurs soins. Il décrit dans son album ''L'ironie du sort'' sorti en 1989, sa longue convalescence.

En août 1990, Lounès Matoub est blessé par arme blanche dans l'enceinte même de la gendarmerie d'At Douala par un voisin et son fils à la suite d'un différend qui les opposait. Il sera de nouveau hospitalisé.

L'enlèvement

Quelques années plus tard, le 25 Septembre 1994 au soir, alors que Matoub se trouve dans un café en Kabylie en compagnie de quelques amis, un groupe d'une vingtaine de terroristes armés du GIA font irruption et le kidnappent. La nouvelle fait l'effet d'une bombe. Il est séquestré pendant 15 jours dans les maquis.

Il vit chaque jour dans l'angoisse et la peur de l'exécution. Il est alors jugé par les terroristes dans leur "tribunal islamique" et la sentence tombe: la condamnation à mort. Dans son livre, Matoub raconte: « J'avais été jugé, condamné à mort. Les jours qui avaient suivi mon procès, on continuait de me reprocher mes chansons et mon engagement, on me traitait de mécréant, d'ennemi de Dieu. À plusieurs reprises, on avait mentionné mon passage sur Arte où, au cours d'une émission spéciale consacrée à l'Algérie, j'avais déclaré que je n'étais ni arabe ni obligé d'être musulman. Avaient-ils vu l'émission ? Sans doute pas, mais mes propos leur avaient été rapportés et cette seule phrase suffisait à me faire condamner à mort. Ma libération était impensable ».

Mais suite à une gigantesque mobilisation du peuple Kabyle qui menaçait les terroristes de guerre totale, ces derniers cèdent et libèrent le chanteur le 10 octobre avec l'ordre de ne plus jamais chanter. Matoub passera outre cette menace. L'annonce de sa libération est accueillie par des claxons, des youyous et des cris de joie partout en Kabylie et est saluée partout dans le monde.

Après ces évènements, Matoub se réfugie en France où il écrit le livre autobiographique "Rebelle", donne de nombreux concerts à l'Olympia, au Zénith et partout en France, et sort plusieurs albums. Cependant, la Kabylie lui manque horriblement, et malgré les nombreuses menaces qui pèsent sur lui, Lounès Matoub ne peut se résoudre à l'exil en France. Il dira: « Il faut que j'y retourne. J'ai mon combat à mener. [...] Je préfère mourir pour mes idées que mourir de lassitude et de vieillesse dans mon lit ». Ainsi, il effectue de nombreux aller-retour entre la France et l'Algérie.

L'assassinat

En 1997, il fait la rencontre de Nadia qui deviendra sa troisième épouse, après Djamila et Saadia. Depuis, Lounès Matoub circule sans protection. « De toute façon, ils m'auront un jour. Autant préserver mon intimité jusqu'au bout » avait-il confié à un proche.

Le 25 juin 1998, Matoub Lounès est lâchement assassiné sur le chemin du retour au village. Vers 13h10 ce jour-là, sa Mercedes tombe dans une embuscade tendue au détour d'un virage sur la route entre Tizi-Ouzou et At Douala. Pris par le tir nourri des assaillants (78 impacts de balles seront relevés sur la carrosserie), Matoub n'a aucune chance de survivre et est atteint par 5 balles. Les agresseurs l'extirpent alors de son véhicule et lui tirent deux balles à bout portant, l'une dans la tête, l'autre dans le coeur. Son épouse et ses deux belles-soeurs qui l'accompagnaient, s'en sortent malgré de graves blessures.

La nouvelle de sa mort se répand alors telle une traînée de poudre à travers toute la Kabylie. Les jeunes kabyles laissent alors éclater leur colère dans des émeutes au cri de "pouvoir assassin" et s'en prennent aux symboles du régime. Ses funérailles ont lieu trois jours plus tard, le dimanche 28 juin en présence de centaines de milliers de personnes venues pour rendre hommage à celui qui a donné sa vie pour Tamazight et la liberté.

Dans son dernier album typiquement chaâbi, "Lettre ouverte aux...", sorti quelques jours après sa mort et qui lui vaudra un disque d'or en France, la chanson N°5 ''Tabratt i l'ḥekam'' qui est sous forme de "kacide" (enchaînement de musiques différentes) contient une parodie de l'hymne officiel algérien dans lequel il s'en prend au pouvoir en place. Ce dernier lui aura finalement coûté la vie.

La tombe de Matoub Lounès se trouve dans la demeure familiale, dans son village natal et aujourd'hui, elle reçoit les nombreuses visites de tous ceux et de toutes celles qui ont été marqué par son courage et son combat.

 

     Son combat

Lounès Matoub disait que sa seule arme était ses chansons. Il disait tout haut ce que le peuple pensait tout bas. Ses textes sont d'ailleurs clairement revendicatifs, et la défense de la langue et de la culture berbère y tiens une place prépondérante.

Il militait pour la reconnaissance de Tamazight comme langue nationale et officielle de l'Algérie et pour que celle-ci soit utilisée dans tous les domaines: école, administration, sciences, médias...

Matoub, comme il le disait, était également opposé à une hydre à deux têtes: le pouvoir et l'intégrisme islamiste qu’il a engendré.

Ainsi, il chantait contre le régime, caractérisé par la corruption et la criminalité. Dans ses chansons, il n'hésitait pas à s'attaquer de front aux présidents algériens (Chadli, Boumediène, Ben Bella), aux ministres du gouvernement, à la sécurité militaire et même à l'opposition se disant démocrate (FFS,RCD).

Il s'oppose à la politique d'arabo-islamisation menée par ce pouvoir depuis l'indépendance qui ne correspond pas à la véritable identité de l'Algérie. Ainsi, face à la loi d'arabisation du 5 juillet 1998 généralisant l'usage de la langue arabe dans tous les domaines et face au mutisme des sois-disants partis politiques de l'opposition, il dira: "A partir du 5 juillet, je serai la seule opposition en Algérie. Je serai le seul opposant. [...] Cette fois, soit ils me jetteront en prison, soit ils me tueront."

Matoub critiquait également l'école algérienne, falsificatrice d'histoire, qui n'avait pour seul but selon lui que "d'arabêtiser" le peuple.

Il militait pour l'instauration d'une véritable démocratie et était un fervent partisan de la laïcité.

Il dénoncait également la place faite aux femmes dans la société. En effet, leurs droits sont bafoués et le code de la famille incluant des éléments de la charia, institutionnalise l'infériorisation des femmes par rapport à l'homme.

Opposé à l'islamisme et au terrorisme islamiste, il condamne l'assassinat d'intellectuels. Il composera en juin 1993, quelques semaines après le meurtre de Tahar Djaout, une magnifique chanson à sa mémoire, ''Kenza'', du prénom de la jeune fille de la victime.

Fervent partisan de la laïcité, il s'oppose à ce que la religion s'immisce en politique, et s'oppose fermement à la république islamique tant voulu par les islamistes. A ce titre, il vivra la victoire du FIS aux élections législatives de 1991 comme un drame (la Kabylie, bastion de la résistance selon Matoub, ayant été une des régions d'Algérie où le FIS ne remporta aucun siège). Il restera très menacé par les terroristes islamistes.

Lounès Matoub n'hésite pas également à s'attaquer à de nombreuses composantes sacrées de l'islam. Ainsi, dans sa chanson ''Allah Wakber'', il dénonce la fatalité qui fait accepter tout et n'importe quoi aux musulmans, l'aliénation issue de cette religion qui pousse les gens à ne rien entreprendre car tout est écrit et il y désacralise la langue arabe: elle n'est pas plus importante qu'une autre au motif qu'elle serait la langue du coran.

En 1996, il participe à la marche des rameaux en Italie pour l'abolition de la peine de mort, lui qui a été condamné 2 ans auparavant à cette même peine par les terroristes du GIA.

La fondation Lounès Matoub a été créée par sa soeur Malika pour perpétuer sa mémoire, faire la lumière sur son assassinat et promouvoir les valeurs d'humanisme défendues pendant sa vie.


 

Un poète pour l'éternité

 

Lounès Matoub est sublime dans l'éternité de son temps et la singularité de notre humanité. Il est né le 24 janvier 1956 en Grande Kabylie. Il y a été assassiné le 25 juin 1998, victime d'un probable complot politique. Pour les Algériens de Kabylie, le « contrat »  de son exécution a été sous-traité à des complices locaux par certains clans de la nébuleuse appelée, de manière fort imprécise, «  le pouvoir ». Mais ce n'est pas parce qu'il a été assassiné qu'il est considéré comme l'un des personnages importants de l'histoire de l'Algérie contemporaine et comme l'un de ses plus grands artistes. Son statut, il l'a arraché de son vivant même, et c'est d'ailleurs pourquoi il pouvait être utile de le liquider.
Comparer Matoub à des poètes comme Arma Akhmatova, Marina Tsvetaïeva ou son contemporain arabe Mahmoud Darwish peut rendre compte de la dimension universelle de son œuvre et de sa place dans la culture amazigh. Mais il est difficile, si l'on n'y est pas soi-même immergé, de saisir l'ampleur et la qualité de la communication qui a vibré entre le poète chanteur et un si grand nombre de Kabyles. Il fait partie de ces rares personnes qui, par la pensée poétique et artistique, ont influé sur l'histoire d'un peuple dans un sens de progrès authentique, en dehors des conspirations pseudo-subversives de l'industrie du divertissement et autres impostures. C'est que, bien avant qu'il soit entré dans la légende des héros martyrs, il est allé seul au brasier, se mêlant de sa liberté et de la nôtre :

La liberté fut égorgée !
Au lieu où elle a sombré,
Peuple, son hurlement est ta langue.
(Poème 2)

Et en dépit de certaines maladresses, de certains compagnonnages politiques qui apparaissent aujourd'hui en contradiction avec ce qu'il défendait et ce qu'il était, Matoub n'a jamais monnayé son intégrité. Seules des amitiés fallacieuses et des erreurs d'appréciation l'ont porté à commettre des dérapages tactiques et à relâcher sa vigilance critique.
Si, déjà de son vivant, Matoub était estimé à ce point, c'est parce que, dans des circonstances caractérisées par la tyrannie militaro-économique, affermie par l'idéologie arabo-islamique, par l'ignorance, la misère, le mensonge, la manipulation, la falsification, la superstition religieuse et la confiscation de l'histoire, il est allé aussi loin que possible, tant sur le plan artistique que sur les plans politique et social. Alors même que le contexte historique dans lequel Matoub a vécu (et d'une certaine manière son itinéraire d'enfant pauvre et précocement déscolarisé) n'était pas fait pour favoriser l'émergence d'un artiste de sa valeur.
Il est certain que, longtemps, les instigateurs du malheur des Algériens ont cru avoir emporté une victoire décisive : ils ont réussi à désespérer le peuple. Et, de fait, le nombre de traîtres à la démocratie, à Tamazight dans ses dimensions les plus libératrices, aux droits des femmes (niées par l'idéologie islamique, méprisées constitutionnellement
) était si élevé, la conspiration entourant chaque méfait, chaque assassinat était si évidemment effrayante que le peuple semblait au bord de la résignation. Un passage de « Regard sur l'histoire d'un pays damné » résume bien le sort fait à l'Algérie :

Au fer des souffrances tu fus tatouée
A tes pans d'habit l'abjection s'essuie.
Tu fus témoin aux massacres des lions
Qui te voulaient comme un phare, splendide.
Tu es l'antre creusé d'un essaim de vers,
Qui ardemment dévore ta dignité ;
De quelque lieu que surgisse le malheur
Dans ton giron un refuge lui est fait.
Comment le brouillard se dissipera-t-il ?
Puisque nous renions nos racines,
La mort même nous l'écœurerions,
Par nous désirée, elle nous recracherait.
(Poème 65)

Sur ce peuple le chaos règne dans la terreur et la terreur gouverne dans le chaos. Dans ce contexte, Matoub a élevé son expression à un niveau de raffinement musical et poétique rare. Et cet effort, aucun intellectuel, aucun journal, aucune radio ni aucune télévision ne l'ont soutenu jusqu'à une époque récente.
Il était de ceux qui nous ont appris que ni la soumission ni l'asservissement ne sont moraux ; que la liberté seule est morale. Que, pour rompre « les congères de la terreur » (pour citer son poème « Communion avec la patrie »), « elle s'arrache : la liberté » :

Si la mer excède ses frontières
Le soleil à jamais sera banni :
Le fusil, à court de munitions,
Entre les mains, demeure un bâton mortel.
Pèse sur nous du poids d'un fardeau,
Cette Révélation qui nous a courbés.
Cœur assoiffé de guerre,
Patience, guette l'heure de ta revanche.
Ceux qui aujourd'hui nous dominent,
Savent ce que les temps charrient.
(Poème 24)

Cependant, l'importance de Matoub dans l'histoire artistique et politique de l'Algérie ne provient pas tant de ses chants politiques, que de l'aller-retour permanent entre l'être particulier et l'être social collectif, entre le désir le plus intime et la condition sociale générale. Dans la poésie de Matoub, rien n'est plus authentique que l'élan du poète pour dépasser le dualisme de la vie intérieure et de la vie sociale. Le chant adhère (jusqu'à l'identité) à l'expérience de l'existence. Le poète-chanteur a surtout élaboré une langue unique par la beauté nouvelle de sa mise en forme, l'envoûtement et l'originalité d'une poésie chantée, tout entière parcourue du « flux pluriel » qui compose l'être, pour reprendre l'expression de Kateb Yacine.
En outre, Matoub associe à son esthétique poétique personnelle une mise en musique de ses textes dans le style chaâbi. Ce genre, au rebours d'autres musiques maghrébines ou orientalisantes, ne flatte pas, par la vulgarité multiforme et électronique, les fantasmes d'exotisme et de pseudo-tolérance programmés par l'industrie du disque. Dérivé algérois de la musique arabo-andalouse et de la poésie marocaine, le chaâbi a été créé par El-Hadj El-Anqa
. Sa pratique constitue une voie artistique techniquement très difficile. Par son exploration constante, Matoub en a acquis une maîtrise qui lui a permis de proposer quelques-unes des plus belles oeuvres de l'art poético-musical algérien. Les doubles disques Regard sur l'histoire d'un pays damné, Communion avec la patrie, Au nom de tous les miens et le dernier, Lettre ouverte aux.. , sont des points d'arrivée en même temps que des sources d'inspiration artistique et politique pour les générations présentes et futures.
C'est sur cette fondation que le chant de Matoub fait s'irradier de la nuit intérieure la condition intime autant que la condition sociale, la singularité autant que le multiple, engagés tous deux dans la nature dynamique du monde. Et sans se soumettre au processus de la conscience réflexive qui est appliquée dans l'art en Occident, le chant de Matoub vise à épouser le point de vue de la totalité. Et, d'une certaine manière, ce qu'il avait dit du poète-chanteur kabyle Slimane Azem est aussi l'esquisse d'un autoportrait :

Il chanta l'exil aux mille souffrances,
Son peuple entaillé par les chiens galeux ;
Il chanta la jeunesse, chanta le grand âge.
(Poème 54)

Plus qu'aucun autre, Lounès Matoub possédait cette vertu qui consiste à ne pas considérer la poésie comme un mode d'expression strictement esthétique et autonome, enfin émancipé de la réalité de la vie. Au contraire, toute l'imagination poétique s'édifie chez lui à partir du contenu de cette vie concrète : parole qui déborde sur son au-delà et matérialité qui déborde sur la parole.
Il n'est pas possible - et il n'est surtout pas pertinent - de condamner Matoub à incarner le rôle bien médiocre du poète engagé, fatalement asservi à quelque idéologie. C'est au refus de cette limitation, et surtout à la conscience que l'enjeu de son parcours de créateur est d'une autre envergure, que nous devons nous attacher pour en éclairer la signification. En ce sens, ce que l'itinéraire de Matoub nous enseigne, c'est que si l'individualité en prise avec l'histoire est acculée à une retraite intermittente au bénéfice d'une collectivité en lutte, elle peut parvenir à émerger, fût-ce au prix d'une altération momentanée. Pour cette quête, Lounès Matoub est allé en équilibre sur le tranchant de la vie, avec la solitude pour arsenal :

Ma voix sombre au fond d'un puits,
Si je hurlais, nul ne m'entendrait.
(Poème 31)

Un désespoir sans issue :

Mon esprit se mord d'abîme,
Le crépuscule dévore le temps lucide.
M'épouvante demain qui tombe,
M'épouvante de même la tombe ;
Ah ! M'épouvante le temps sans retour !
Et je n'ai pas trouvé de quoi assouvir
Cette absolue soif qui m'oppresse,
Sur elle inaccessible s'accote.
(Poème 97)

Ainsi, parce que la jeunesse kabyle se regarde comme en sa vérité dans un poète qui a redonné vie avec le plus grand raffinement à la musique authentiquement algérienne qu'est le chaâbi ; parce qu'elle se reconnaît dans un verbe producteur d'images et de combinaisons poétiques inédites dans notre culture ; parce que ce verbe et l'homme qui l'a forgé ont porté les armes de la critique contre l'ensemble des aspects de la vie, cette jeunesse peut souhaiter répondre aux sommations d'un esprit aussi subversif ou se montrer digne de l'ampleur de cette subversion.
Nous sommes quelques-uns à penser que l'insurrection kabyle de 2001 était le prolongement des émeutes qui ont suivi l'assassinat du grand artiste révolutionnaire en 1998. Elles ont constitué une répétition à la revanche du peuple contre l'horreur : celle qui provient de la dictature militaro-économique, de la violence terroriste quels qu'en soient les auteurs ou les commanditaires réels, autant que celle qui provient des condottieri qui jouent avec la plus grande maladresse le rôle des opposants démocrates.
Comme si - chose horrible pourtant - la mort de Lounès Matoub était le prix à payer pour que le peuple passât de la contemplation et de l'admiration devant le courage du « rebelle » à l'accomplissement de sa propre tâche
. Quand le chant s'identifie, comme chez lui, avec le mouvement des mondes objectif et intérieur, au flux du temps intime dans l'agitation de l'histoire, le temps de la vie renaît jusqu'à la grandeur de ce qui est vécu.
                                                                                    Mon nom est combat


Notes :

 Lounès Matoub et moi avons parfois discuté de ses choix politiques et j'ai constaté que ses limites en la matière étaient celles de l'amitié ou de l'admiration qu'il éprouvait pour quelques personnalités de la classe politique algériennes. Celles-ci pouvaient à loisir tirer profit de la confiance qu'il avait mise en elles et de sa sincérité dans sa lutte contre tous les obscurantistes. Néanmoins, des sursauts de lucidité ont conduit Lounès Matoub à avouer qu'il avait l'impression, à l'occasion de tel concert à Paris, d'avoir « prostitué (son) public »  et qu'il devait essayer de se dégager de toute influence partisane pour être fidèle à l'indépendance qui avait caractérisé son itinéraire jusqu'au début des années 1990.
La dernière conversation que nous eûmes à ce sujet date de juin 1998, quelques jours avant qu'il soit tué. Dégoûté par ce que lui révélait l'indifférence des partis se disant « démocrates » devant le projet d'arabisation du gouvernement algérien, pour lui révélateur de l'état de trahison et de corruption de l'ensemble de ce personnel politique, il me déclara : « à partir du 5 juillet, je serai la seule opposition en Algérie. Je serai le seul opposant. » Quelques minutes auparavant, parlant de son nouveau disque et de son impact possible, il m'avait dit, souriant et plein inquiétude : « Cette fois, soit ils me jetteront en prison, soit ils me tueront. » Ils ne l'ont pas jeté en prison...

 Sur ce point, l'honnêteté commande de préciser que l'avilissement des femmes n'est pas le seul fait de la religion et des idéologies du « pouvoir ». Il est avant tout le fondement et le produit des arriérations de la société kabyle traditionnelle, pour ne parler que d'elle. Il est important de rappeler cela dans la mesure où, nous Kabyles, nous nous prétendons plus démocrates que le reste des Algériens.

 Un ancien responsable d'une coopérative culturelle m'a révélé que, au début des années 1980, Lounès Matoub avait proposé à lui et ses amis la publication de l'un de ses disques et qu'ils l'avaient refusé : Matoub n'étant pas issu du milieu universitaire, il ne leur avait pas semblé digne au point de figurer à leur catalogue. Cela a eu pour effet de susciter chez Matoub - nous en avons souvent parlé - un mélange durable de méfiance et d'hostilité à l'égard de la plupart des spécialistes algériens de la culture berbère. Le travail de raffinement de ses outils littéraires et musicaux, qui ont fait de lui au moins l'égal des plus grands explorateurs de la langue kabyle et de la musique algérienne, trouvait son origine dans son désir de démonter que lui, villageois issu d'un milieu très pauvre, autodidacte, méprisé par le milieu intellectuel et politique algérien et en particulier kabyle, sans aucun soutien médiatique ou politique, avait atteint un niveau artistique, culturel et une qualité de subversion auxquels très peu pourraient prétendre. Lui et moi avons plusieurs fois discuté du fait que le mépris dont il avait été longtemps victime l'a forcé à aiguiser et à dépasser sans cesse ses acquis.

 Élève de Cheikh Nador, El-Hadj M'hamed El-Anqa est né en 1907 à la Casbah d'Alger, il est mort à Alger en 1978.
 Il ne s'agit surtout pas ici d'une exhortation à envoyer notre jeunesse à la mort. Nous croyons au contraire qu'il faut tout faire pour que la lutte en faveur de la démocratie économique et sociale ne se réalise pas dans la violence : dans cette voie, ce sont toujours le peuple et les démocrates qui perdent et qui meurent. En effet dans un pays comme l'Algérie, entièrement quadrillé par les polices politiques et leurs relais dans le milieu associatif ou les organisations politiques se disant démocrates, la violence est un mode de communication et de rééquilibrage des rapports de forces entre différents clans ou de déstabilisation d'un clan par un autre. Il est donc peu probable que les révoltes logiques du point de vue du peuple et des démocrates échappent entièrement à leur instrumentalisation par des forces et des acteurs occultes.


Regard sur la poésie de Matoub Lounès


Il y a quelques années, la critique saluait le renouvellement qui s'est produit en poésie kabyle. Cette dernière, pour reprendre la thèse de M. Mammeri, est entrée dans une phase de stagnation liée à la rigidité des structures socio-économiques. Le renouvellement est, lui aussi, lié à l'évolution de ses structures et surtout aux grands bouleversements qu'a connu la société kabyle dans cette dernière moitié du XXème siècle. La poésie de Lounès Matoub, tout comme celle de Ben Mohamed et Aït Menguellet, représente un bel exemple de ce renouvellement tant sur le plan thématique que stylistique. Un court survol de cette œuvre permet de confirmer ce propos.

 

Chronique du présent

L'une des caractéristiques de la poésie de Matoub est d'être inscrite dans le temps. Le poète est devenu un chroniqueur de son temps. Certes Yusef U Qasi, Smail Azikyu sont aussi des chroniqueurs de leurs siècles respectifs, mais pas autant que Matoub ne l'est du sien. Matoub situe les événements dans le temps et dans l'espace. Il donne les propositions des protagonistes et analyse leurs actions. On peut relire l'histoire de l'Algérie depuis la guerre de l'indépendance rien qu'en décortiquant la poésie de Matoub. Mieux que cela, pour expliquer le présent, le poète recourt à l'Histoire d'un pays damné (1991) qui en constitue l'exemple le plus pertinent.
Les événements politiques comme la situation économique sont décrits avec précision. Plusieurs exemples peuvent être donnés, dont le plus important est le Printemps Berbère (1980). Ainsi dans Yeḥzen Lwad Aεisi (1981), Matoub décrit la prise d'assaut de l'Université de Tizi-Ouzou par les CNS qui, dit-il, étaient appelés de Skikda. Il décrit l'arrivée des manifestants de Wagnun le 21 avril. Les accords de Londres (1985), les événements d'octobre 1988, l'assassinat de Boudiaf (1991), le terrorisme islamiste (1992-1997)… sont autant d'exemples figurants dans l'œuvre de Matoub.

 

Réécriture de l'Histoire

L'Histoire des Berbères, des Algériens, des Kabyles est écrite par d'autres, dont les pouvoirs en place qui ne servent pas les intérêts des Berbères, des Algériens ou des Kabyles. Elle est donc travestie. Matoub s'est fixé comme but de la dépouiller des habits qui ne sont pas les siens, de la réécrire. Chaque fait historique qui lui semble important est rétabli. Ainsi, il ne se gênera pas pour dénoncer l'assassinat de Abane Ramdane au Maroc en 1957. Il précise même, que c'est son frère (Krim Belkacem) qui l'a attiré dans le guet-apen. Il dénoncera aussi l'assassinat de ce dernier à Francfort en 1970. Comme il dénoncera l'assassinat des étudiants qui ont rejoint le maquis du F.L.N. pendant la période de la bleuite et lors de l'opération montée par le capitaine Léger. Il contera comment Ben Bella a utilisé l'armée pour écraser la révolte kabyle de 1963 dans Regard sur l'histoire d'un pays damné. Dans une autre chanson, il reviendra sur cet événement et précise que Muhand Oulhadj s'est rendu. Dans Imazighen (1980), Matoub redit deux jalons importants dans l'histoire des Berbères, à savoir la fondation de l'Etat par Massinissa et la résistance de la Kahina.

 

La revendication berbère

Un des thèmes les plus récurrents dans la poésie de Matoub demeure la défense de la langue et de la culture berbères. En partant du constat de l'éternelle blessure de cette langue dans Ay adrar n At Yiraten (1981), Matoub espère qu'elle bénéficiera d'une reconnaissance officielle dans Asirem (1989). Mais il dénoncera la folklorisation dans laquelle le pouvoir tente de l'enfermer dans Iluḥq-ed zzhir (1998). Cette défense de la langue maternelle s'accompagne de la dénonciation de la politique d'arabisation, des agents de celle-ci, de surcroît quand ils sont Kabyles. Elle s'accompagne de la démystification du caractère sacré de l'arabe dans Allah wakbeṛ (1993).

 

Autres thèmes

Outre ces thèmes cités, Matoub en a développé de nombreux autres. Il est l'un des rares à glorifier la maternité dans de nombreuses pièces, il a aussi décrit l'amour impossible, affligeant à contrarié. Il a aborder à maintes reprises le thème de la mort. Non que Vénus et Tanathos soient jusque-là absents de la poésie kabyle, mais avec Matoub, on a une autre vision du monde, une vision triste comparable à celle de Baudelaire. Mais sans verser dans le pessimisme et dans d'autres vers, Matoub offre une vision du monde, celle de l'amour de la vie. Il dénoncera la violence et surtout la guerre, la souffrance des mères ayant perdu leurs enfants. Ce n'est donc pas étonnant que Matoub aie adapté le "Dormeur du val" de P. Verlaine en kabyle (Askri, 1986).

 

Pour ne pas terminer

Pour mieux cerner l'apport de la poésie de Matoub au renouvellement de la poésie kabyle, des études plus longues, plus détaillées doivent êtres faites. Elles ne doivent pas uniquement toucher le corpus connu car publié, mais elles doivent être élargies à la poésie jusque-là, inédite. Toutes les approches du texte poétique doivent être sollicitées. Limiter l'étude à une seule approche, conduirait à tirer des conclusions partielles. Pour mieux aborder les thèmes de cette poésie, il serait judicieux dans un premier temps de recourir aux statistiques lexicales qui permettront d'avoir les fréquences des mots relatifs à chaque champs sémantique. Comme il serait aussi intéressant de comparer les façons dont Matoub aborde les thèmes, à celles des autres poètes kabyles. Ce travail est certes de longue haleine, mais il vaut la peine d'être fait.


Assassinat du rebelle Lounès Matoub


Le pouvoir a-t-il participé à l'assassinat du chanteur kabyle Lounès Matoub, en 1998? Enquête sur une instruction fantôme : Enigme à l'algérienne.

Qui a commandité, qui a manipulé les assassins de Lounès Matoub , héros kabyle disparu le 25 juin 1998? Qui sont ces «coupables» qu'on exhibe à la télévision, ou qui disparaissent sans laisser de traces? «Libération» a enquêté: le dossier d'instruction est presque vide, et des secteurs proches du pouvoir semblent impliqués.

Les ongles manucurés, le jeune homme en tee-shirt Chevignon se présente poliment à l'écran comme un «membre du GIA» et raconte sans façons comment son commando tendit l'embuscade mortelle contre le chanteur Matoub Lounès, le 25 juin 1998. «On a décidé le matin cette action quand on a vu qu'il descendait en voiture à Tizi Ouzou.» Se revendiquant de la même équipe, surgit ensuite un dénommé Saïd qui explique, lui, que «l'embuscade était préparée depuis une semaine». Libres, bien nourris, ils énumèrent une liste de sept personnes qui seraient «dans le coup». C'est en regardant ce documentaire à la télévision nationale algérienne, où même la météo ne se prévoit pas sans l'aval du pouvoir, que des magistrats en charge du dossier Matoub Lounès ont appris l'existence de ces «coupables». Depuis la mort du chanteur chéri de Kabylie, qui mit la région au bord de l'émeute, au moins une dizaine d'«islamistes», morts ou vifs, ont ainsi été présentés comme ses assassins.

Il y a quelques semaines encore, aucune enquête, aucun interrogatoire de ces hommes ne figurait au dossier d'instruction. Il n'y a pas de rapport d'autopsie, ni d'analyse balistique. Ni de reconstitution.

En Algérie, ce déferlement de coupables n'a pas surpris. En neuf ans de violences, on s'est habitué à l'opacité. L'assassinat de Lounès ne fait pas exception.

Mais cette fois, il y a un grain de sable. Il s'appelle Malika Matoub et personne ne l'avait vu venir. Juste après le meurtre de son frère, elle déclarait, catégorique: «Matoub est victime de l'islam baathiste et de sa version armée: le terrorisme islamiste.» Aujourd'hui, avec sa mère, elle anime une fondation qui s'est fixé pour but de «connaître la vérité». Dans son appartement parisien, Malika s'énerve: «Cessons de trouver de faux assassins. Nous n'accepterons pas un simulacre de procès destiné à tromper l'opinion et à clore le dossier. Nous exigeons une véritable enquête.» Depuis l'Algérie, un message lui est parvenu en décembre, transmis à un proche par des inconnus masqués: «Ne t'en mêle plus.» En vain. L'affaire Matoub est en train de devenir l'histoire d'un impossible enterrement.

 

Années 80, un révolté kabyle

C'était en juin 1998. Matoub est à Paris. Il vient de terminer l'enregistrement de son dernier disque. Il rentre à Taourirt-Moussa, son village près de Tizi Ouzou, dans cette maison de montagnard kabyle dont il a fait la plus belle du village. «Sa porte était toujours ouverte. Il trimballait tous les fous du village dans sa Mercedes. Il aimait avoir du monde autour de lui», raconte Fodil. Né dans la maison à côté, il est l'ami d'enfance, le confident. Il se souvient de chaque date: 1979, le premier disque de Matoub et, tout de suite, le succès. Dans sa région, Lounès devient beaucoup plus qu'un chanteur, le symbole d'une forme très algérienne de révolte contre le système, plus viscérale que politique. «Dans la rue, des gens l'imitaient, raconte Mohamed, un de ses copains de Taourirt-Moussa. Ses sorties provoquaient de petites émeutes. Avant chaque manifestation d'envergure, la police venait lui chercher des histoires pour qu'il la ferme.»

Avec l'émergence du MCB (Mouvement culturel berbère) au début des années 80, Matoub chante, défile, défie le pouvoir du parti unique qui impose la monoculture arabo-musulmane. Au-delà de la contestation du régime, Lounès est consumé par une cause: la reconnaissance de la langue et de la culture kabyles. «Tête brûlée, il aimait la provoc, aller trop loin, reprend Mohamed. Dès qu'il voyait un flic, il accélérait. Il n'y avait que lui pour se permettre ça. Il y avait un côté sacrificiel chez lui.»

En octobre 1988, alors qu'Alger est paralysée par des manifestations de jeunes, Lounès est interpellé à un barrage en Kabylie pendant qu'il distribue des tracts appelant au calme. Les gendarmes s'agitent. «Retenez vos chiens», assène Lounès à leur chef. Cinq balles, tirées à bout portant, en feront un grand blessé à vie.

En 1991, le Front islamiste du salut gagne les élections. Lounès en pleure. Il prend position au côté du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), où se retrouve une fraction des militants berbères du MCB et qui s'oppose à toute «solution politique» de la crise, prônant une guerre totale contre les maquisards islamistes. Depuis toujours, les armes, la violence font partie de son univers. Désormais, il ne sort plus sans sa kalachnikov. «Il fonctionnait aux tripes et c'est tout. Matoub n'était pas un militant classique, un homme d'appareil», raconte Fodil.

 

1994, les ombres d'un enlèvement

En 1994, en Kabylie, alors que Lounès boit une bière dans un café, il est enlevé, séquestré puis relâché par un commando armé. Attribuée officiellement aux GIA, cette action est restée entourée d'ombre. L'évoquer, c'est rallumer cette polémique: qui fait quoi? qui manipule qui? La version la plus souvent avancée aujourd'hui, même dans les cercles du pouvoir, évoque des maquisards bien réels mais manœuvrés dans l'ombre par des «ultras» de la cause berbère qui veulent se doter d'un martyr. «Convaincu au départ qu'il avait bien été victime de terroristes agissant au nom de l'islam, Matoub est devenu très susceptible sur cette affaire», reprend Fodil. «Il ne voulait plus en parler. Alors qu'il mettait toute sa vie en chanson, il n'en a jamais consacré une à cet événement. Cela restait comme une douleur, comme s'il n'était plus si sûr de ce qui s'était passé. Mais le remettre en question lui aurait semblé un reniement.» Matoub en gardait une amertume. «Je suis une grenade dégoupillée, aime-t-il répéter. J'explose aux mains de ceux qui croient me contrôler.»

Quatre ans plus tard, en juin 1998, le chanteur tient à être au pays pour la sortie de son album: un concentré de Matoub avec, en prime, une version iconoclaste de l'hymne national. Même la date de sortie est une provocation: le 5 juillet, anniversaire de l'indépendance, la loi sur l'arabisation entre en vigueur. Concession aux islamistes modérés alliés au pouvoir, ce texte interdit l'usage du français dans l'administration, jusque-là bilingue. En Kabylie, toute mesure en faveur de la suprématie de l'arabe fait hurler: on s'attend à une vague de protestations.

Mais cette fois, le climat est beaucoup plus trouble. Selon le Maol, un groupe d'officiers dissidents de l'armée réfugiés à Madrid et visiblement bien renseignés sur les rouages de l'Etat, des rencontres secrètes auraient eu lieu entre de hauts dirigeants du RCD - parmi lesquels Norredine Aït-Hammouda - qui trouvent les autorités trop conciliantes face à l'islamisme et des généraux partageant les mêmes vues. Au cours d'une de ces réunions, se serait élaboré le projet d'un de ces coups d'Etat tordus, tout de bluff et manipulation, comme il s'en trame à chaque fois que la guerre des clans s'exacerbe au sommet de l'Etat. Des gradés, dont le Maol cite les noms, auraient affirmé que, si la direction de l'armée n'apprécie pas la loi d'arabisation, elle ne peut s'y opposer ouvertement et il serait plus habile que la mobilisation parte de la population elle-même. La Kabylie, en pleine effervescence à cause de cette loi, paraît le terrain le plus favorable. S'en prendre à l'un des symboles de la culture berbère serait une provocation susceptible d'allumer la mèche. Durant cette réunion, un dirigeant du RCD aurait affirmé qu'il se charge d'enflammer la Kabylie. Sans autre précision. Ces informations, diffusées par le Maol sur l'Internet, n'ont été ni démenties ni confirmées par le RCD, qui a refusé de nous répondre.

Ce 21 juin 1998, attablé avec Matoub dans un bistro près de Tizi, Fodil, l'ami de toujours, reste perplexe. «Je ne l'avais jamais vu comme ça. Lui qui ne craignait jamais rien, il avait peur. Il se sentait suivi, parlait comme en langage codé, avec des phrases du genre: "Je me suis rendu compte de beaucoup de choses"»... Fodil poursuit: «Je lui ai dit: quitte le pays.» Matoub s'obstine. Un problème privé le retient aussi. Il vient de se marier. Nadia a 20 ans. «Je venais d'avoir mon bac, raconte-t-elle. Je suis allée demander un autographe à Matoub.» «Il en est tombé amoureux fou. Il se sont mariés six mois plus tard», reprend Mohamed.

Le chanteur veut faire connaître Paris à sa jeune femme. Dès décembre 1997, pour lui obtenir un visa, il se tourne vers ses copains du RCD, notamment Saïd Sadi et Norredine Aït-Hamouda. En Kabylie, c'est quelqu'un. Fils du colonel Amirouche, héros de la guerre d'indépendance, ce député dirige aussi l'une des plus grosses équipes de «patriotes», ces milices de civils armés par les autorités. Alors qu'il faut quarante-huit heures à une personnalité politique pour obtenir un visa de court séjour, les intermédiaires ne semblent guère pressés. «Lounès pensait qu'on le faisait lanterner exprès. Il en était obsédé», raconte Malika, la sœur. De son côté, Nadia renchérit: «Ils avaient mon passeport... Cette histoire nous bloquait. J'avais l'impression d'être prisonnière. Matoub appelait presque tous les jours ses copains [du RCD] pour savoir où ça en était. Il raccrochait furieux: "Demain je vais leur faire un scandale et leur bousiller leur local." Et puis il se calmait.» Le couple s'enferme dans la peur. Et le visa n'est toujours pas là... «On n'arrêtait pas de parler de cela avec Lounès. Qu'est-ce que ça cache? Est-ce volontaire?»

25 juin 1998, embuscade près de Tizi Ouzou

Le 25 juin, Matoub veut faire plaisir aux deux sœurs de sa femme: on ira déjeuner au Concorde, le grand restaurant de Tizi Ouzou. A 10 h 30, la Mercedes noire et ses quatre passagers quittent Taourirt Moussa. Il n'y a que deux routes. Au hasard, la voiture prendra l'une à l'aller, l'autre au retour. A table, Matoub est dans un jour noir, nerveux. Tout le monde repart sitôt le repas avalé. Généralement, à cette heure-là, la circulation est plutôt chargée. Cette fois, la Mercedes ne croise qu'un ou deux tracteurs. «Quand on s'en est rendu compte, il était trop tard», se souvient Nadia, la jeune veuve. Dans un tournant, à 150 mètres du village de Talat Bounane, des coups de feu retentissent. Sur la carrosserie, on relèvera 78 impacts de balles. Matoub est touché de 7 balles, dont 2 mortelles.

La gendarmerie n'est qu'à 7 km (mais 2 km à peine à vol d'oiseau). Pourtant, les six officiers de Beni Douala arrivent largement après les faits. «En haut de la route et sous les arbres de la forêt, nous avons trouvé le repaire du groupe terroriste, aménagé pour stocker du fuel», notent-ils dans leur rapport. Les gendarmes constatent l'utilisation de voitures dans l'opération, mais aucun barrage n'est dressé. Ils ne cherchent pas à poursuivre les assassins, mais n'hésitent pas à les nommer dans leur PV: «Un groupe terroriste armé», expression habituelle désignant les islamistes. Le même jour, une radio française diffuse les propos de Norredine Aït-Hammouda: lui aussi met en cause les islamistes. En Kabylie, une foule en furie occupe les rues, assiège l'hôpital où se trouve le corps. Pour des dizaines de milliers de personnes, l'identité des assassins de Matoub-le-héros ne fait pas de doute. Ils crient: «Pouvoir assassin!» Les édifices publics sont attaqués. Saïd Sadi, président du RCD, veut prendre la parole, les huées l'en empêchent. Impuissant, il se tourne vers Malika Matoub, arrivée de France en catastrophe. Elle tire en l'air pour calmer les esprits. «Pour moi, à ce moment-là, il n'était pas question de remettre en question la version officielle.» La Kabylie vacille trois jours au bord de l'émeute. Puis se calme.

Les mystères d'une non-enquête

A Tala Bounane, lieu de l'embuscade, une poignée de villageois commence à parler. Ou plutôt à murmurer. Les mots coûtent cher en Algérie. Tous se souviennent que, trois jours avant les faits, ils avaient adressé une pétition aux autorités pour signaler «un groupe d'individus rôdant depuis plusieurs soirs vers 21 heures avec des kalash et des grenades». Ils avaient aussi remarqué des voitures visiblement en repérage et un groupe de trois civils armés menant des opérations au même endroit. Le matin même de l'assassinat, vers 11 heures, les gendarmes de Beni Douala ont fait le tour des habitations. Aux commerçants, ils demandent de fermer. A tous, ils ordonnent de ne pas sortir ou, mieux, de quitter le secteur, affirmant qu'il va y avoir des «opérations». Après le meurtre, dans la petite cache des agresseurs, les villageois trouvent tout un matériel de camping. Rien n'a été saisi. Sur l'autre voie menant à Taourirt Moussa, une embuscade avait aussi été tendue. Les deux routes étaient sous contrôle, un travail de professionnel: Matoub n'avait aucune chance. Les plus courageux des villageois décident d'aller témoigner à la Brigade. Ils ne sont pas reçus. Cinq jours après, les six gendarmes sont mutés. Et les trois hommes armés meurent dans un guet-apens.

Officiellement, on entend seulement le témoignage des trois femmes à bord. Embrouillés, sous le choc, leurs propos n'éclaircissent pas vraiment le déroulement de l'embuscade. Mais toutes trois ont une certitude, celle d'avoir distinctement entendu les tueurs lancer: «Allah o'Akbar», la «signature» des islamistes. Mais ce cri leur semble manquer de spontanéité. «Avant de s'enfuir, l'un d'eux s'est retourné et de loin, comme s'il avait oublié, il a crié "Allah o' Akbar"», précise aujourd'hui Farida, une sœur de Nadia. C'était comme un mot de passe, lancé pour qu'on le répète.» A l'hôpital où Nadia reste plus d'un mois, la police lui présente un procès-verbal de ses déclarations accusant les GIA. «Je n'ai jamais dit cela mais j'ai signé. J'avais peur, je me méfiais même des infirmiers.»

A Taourirt-Moussa, la Mercedes 310 noire n'est pas mise sous séquestre mais rendue à la famille. La police n'a pas pris la peine de ramasser les douilles, du 9 mm, du 7,62 et du 39, qui jonchent encore l'intérieur. Des morceaux de cerveau maculent le cuir du siège, côté conducteur. Malika Matoub s'interroge: les deux balles mortelles ont été tirées à bout touchant. Elle réclame des expertises mais se heurte à un mur. «C'est là que j'ai commencé à douter.»

Ses avocats approchent les magistrats de Tizi Ouzou en charge du dossier, pour déposer une constitution de partie civile. Les juges les évitent. Mille chicaneries de procédure se dressent. Parallèlement, un émissaire du pouvoir prend contact avec Malika pour lui proposer «réparation». Une indemnisation au titre des «victimes du terrorisme» lui sera accordée dans les plus brefs délais si elle en fait la demande. Une sorte de marché tacite: à elle l'argent, aux autres le classement d'une histoire trop dérangeante. Malika refuse.

En octobre 1998, quatre mois après le meurtre, Nadia et ses deux sœurs sont entendues par le juge d'instruction pour la seule et unique fois. Ouarda affirme être sûre de pouvoir reconnaître au moins deux des agresseurs. «Le juge a fait comme si elle n'avait rien dit», se souvient Nadia. Installée en France, elle n'est jamais retournée en Kabylie.

 

Un nouveau «coupable» disparaît

Il y a quelques semaines, une nouvelle arrestation a eu lieu en Kabylie: celle d'Abdelhakim Chenoui, un repenti qui s'était rendu. Après un mois au commissariat, il pousse la porte de la maison familiale à Tizi Ouzou. Sale, amaigri, il a visiblement été torturé. «Abdelhakim est l'un des assassins de Matoub Lounès», glisse l'un des cinq civils de l'escorte. Parmi eux, se trouve Norredine Aït-Hammouda. «C'est grâce à moi que vous pouvez voir votre fils», assure-t-il tandis que le jeune homme est à nouveau embarqué. Depuis, la famille est sans nouvelles. Elle a essayé de faire passer un communiqué dans la presse pour retrouver sa trace. Seuls, deux journaux ont accepté. Le lendemain, l'un d'eux mettait la publication sur le compte d'une erreur. Le frère d'Abdelhakim a tenté en vain de déposer plainte pour enlèvement. «C'est une affaire plus politique que pénale», a juste expliqué un magistrat. Contacté à l'Assemblée nationale algérienne le 17 janvier, Norredine Aït-Hamouda a catégoriquement refusé de nous répondre. Il fait confiance, dit-il, «à la justice de son pays».

Par Florence Aubenas et José Garçon. Libération du mercredi 26 janvier 2000.

 
www.radionumydia.com
 
PLATE FORME D'EL KSEUR
 
Nous, représentants des wilaya deTizi-Ouzou, Bgayet, Bouira, Boumerdes, Sétif, Bordj Bouareridj, Alger et le Comité collectif des Universités d’Alger, réunis ce jour 11 juin 2001 à la maison de jeunes Mouloud FERAOUN d'El Kseur (Bgayet), avons adopté la plate forme commune suivante:

1. Pour la prise en charge urgente par l'État de toutes les victimes blessées et familles des martyrs de la répression durant les événements.

2. Pour le jugement par les tribunaux civils de tous les auteurs, ordonnateurs et commanditaires des crimes et leur radiation des corps de sécurité et des fonctions publiques.


3. Pour un statut de martyr à chaque victime de la dignité durant ces événements et la protection de tous les témoins du drame.

4. Pour le départ immédiat des brigades de gendarmerie et des renforts des CRS.
5.Pour l'annulation des poursuites judiciaires contre tous les manifestants ainsi que l'acquittement de ceux déjà jugés durant ces événements.

6. Arrêt immédiat des expéditions punitives, des intimidations et des provocations contre la population.

7.Dissolution des commissions d'enquêtes initiées par le pouvoir.

8.Satisfaction de la revendication Amazigh dans toutes ses dimensions (Identitaire, civilisationnelle, linguistique et culturelle) sans référendum et sans conditions et la consécration de Tamazight en tant que Langue Nationale et Officielle.

9. Pour un État garantissant tous les droits socio-économiques et toutes les libertés démocratiques.

10. Contre les politiques de sous développement, de paupérisation et de clochardisation du peuple algérien.

11.La mise sous l'autorité effective des instances démocratiquement élues de toutes les fonctions exécutives de l'Etat ainsi que les corps de sécurité.

12.Pour un plan d'urgence socio-économique pour toute la région de Kabylie.

13.Contre TAMHEQRANIT( HOGRA) et toute forme d'injustice et d'exclusion.

14.Pour un réaménagement au cas par cas des examens régionaux pour élèves n’ayant pas pu les passer.

15.Institution d'une allocation chômage pour tout demandeur d'emploi à hauteur 50%SNMG.

NOUS EXIGEONS UNE REPONSE OFFICIELLE, URGENTE ET PUBLIQUE A CETTE PLATE FORME DE REVENDICATIONS



ULAC SMAH ULAC

LE COMBAT CONTINUE
 
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